Aucun produit
Denis LOIZON
MCF IUFM de Bourgogne, SPMS (4180)
Université de Bourgogne
LOIZON Denis denis.loizon@dijon.iufm.fr
Résumé
Cette étude menée dans le cadre de nos recherches en didactique clinique tente de mettre en évidence les savoirs qui sont réellement enseignés en karaté. Dans cette communication, nous nous intéresserons plus particulièrement { l’histoire du sujet, { son « déjà-là », pour montrer comment un enseignant de karaté peut être influencé par son expérience personnelle et professionnelle. Celle-ci va structurer peu à peu une conception de l’enseignement du karaté perceptible dans la séance, mais aussi dans les éléments qui sont évalués par le professeur lors des passages de grades. C’est sur la base des critères d’évaluation de ce passage de grade que nous avons accédé aux savoirs, aux qualités, et surtout aux attitudes qui sont valorisées par le professeur. Dans ses paroles, nous avons retrouvé des « morceaux » de son histoire de karatéka…
Mots clés : club, didactique clinique, expérience, histoire personnelle, karaté.
1. Le cadre général de la recherche
Ce travail de recherche s’inscrit dans le champ de la didactique clinique (Terrisse, Carnus, 2009) dans lequel nous essayons d’identifier les savoirs enseignés/transmis par les enseignants dans diverses institutions (scolaires ou fédérales) ; dans ce cas précis, il s’agira de l’enseignement du karaté en club. Pour décrire et comprendre les faits didactiques que nous observons, nous nous appuyons sur les concepts de la didactique à propos des savoirs (Brousseau, 1998 ; Chevallard, 1991), mais aussi sur une théorie du sujet avec des études « au cas par cas » pour rendre compte de la complexité de l’acte d’enseignement (Terrisse, 1999).
Dans ce cadre précis de la didactique clinique, nous postulons en référence aux travaux de la psychanalyse que le sujet enseignant est : Divisé entre ce qu’il aimerait faire et ce qu’il fait réellement, entre ce qu’il nous dit qu’il a fait et ce qu’il a réellement fait. Assujetti, c’est { dire contraint par le contexte dans lequel il travaille, ici le club avec ses adhérents, mais plus généralement par la culture du karaté. Singulier, en référence { son histoire personnelle et professionnelle, toujours différente d’un sujet à un autre. C’est de cette histoire singulière dont nous aimerions parlé aujourd’hui pour montrer qu’elle va fonctionner en arrière plan de l’enseignement du professeur.
Nous avançons l’idée qu’il est impossible de comprendre les faits didactiques observés si nous ne connaissons pas une partie de l’histoire du professeur (celle qu’il aura bien voulu nous confier), car cette histoire détermine un rapport personnel du sujet avec la discipline enseignée comme nous l’avons déj{ montré pour l’enseignement du judo en club (Loizon, Margnes, Terrisse, 2004) ou en EPS (Loizon, Margnes, Terrisse, 2008). Mais cette histoire va aussi participer de la structuration des conceptions de l’enseignement des activités de combat (Margnes, 2002).
2. La méthodologie
Dans cette communication, nous relaterons quelques éléments d’une étude didactique et clinique auprès d’un enseignant de karaté qui donne des cours dans un club. Le public sur lequel nous avons travaillé est un public composé exclusivement d’adultes de tous âges qui viennent pratiquer le karaté avec des motivations diverses.
Pour cette étude de cas en karaté, nous avons utilisé trois modes de recueil des données : des entretiens avant les cours, des enregistrements vidéo des cours de karaté, et des entretiens post séance réalisés après les cours observés.
Pour cette étude, nous avons procédé d’une manière assez nouvelle en essayant progressivement d’accéder au « déjà-là » du professeur en procédant { une série d’entretiens semi-directifs ou très libres avant les enregistrements vidéo. Avant chaque nouvel entretien, le professeur recevait la retranscription de l’entretien précédent sur lequel il pouvait revenir pour apporter des précisions ou corriger certains points qui n’avaient pas été bien expliqués.
Ces différents entretiens (une dizaine) ont permis de tisser petit à petit un climat de confiance entre le chercheur et le professeur, ce qui a permis { l’enseignant de sentir en complète sécurité et de livrer une partie de son histoire personnelle27. Ce fut au cours de l’un de ces entretiens que le professeur nous a fait part de son constat de la pratique en compétition qui structure aujourd’hui une partie de ses cours de karaté, tant en club qu’au Pôle Espoirs.
Nous avons aussi enregistré trois séances avec un public d’adultes pour identifier des savoirs qui auraient pu être différents. C’est { l’occasion de l’un de ces enregistrements que nous avons pu filmer un passage de grade, et plus précisément assister à un moment assez original dans ce passage : le retour individuel de l’évaluation avec chaque karatéka. Le professeur a fait un commentaire { chaque karatéka en soulignant les points où il avait progressé.
Nous avons choisi de porter notre analyse sur cette séance avec le passage de grade car elle rassemble beaucoup d’éléments déjà observés dans les autres séances enregistrées.
3. Résultats
Ce moment d’évaluation est un moment important car il permet au chercheur d’accéder { l’enseignement du professeur. L’identification des critères d’évaluation devait nous donner les clés de son enseignement. D’où quelques questions :
Qu’est ce qui était évalué par le professeur ?
Qu’est ce qu’il avait cherché { voir chez ses élèves ?
Comment allait-il le restituer { chacun { la fin du cours comme il l’avait annoncé ?
Le déroulement du passage de grade
En une séance, le professeur va évaluer plus d’une vingtaine de personnes. Il a mis en place des routines de fonctionnement en plusieurs temps.
Un temps de présentation du passage de grade, en expliquant ce qui va être évalué : « c’est une évaluation à un moment donné, par rapport à la personne, par rapport à son investissement, par rapport au respect des consignes ; il s’agit de voir comment vous avez progressé en attitude, en posture, en musculation, en précision, et dans la mise en pratique de la technique. Il s’agit d’évaluer votre progression dans l’art martial, c’est { dire le chemin que vous avez pris pour dirigé votre esprit et votre corps vers un but (…). C’est la première depuis 29 ans que j’enseigne que j’ai un passage de grade avec des différences d’âge aussi importantes (du jeune 11 ans au pratiquant plus âgé : 58 ans) chacun a travaillé, a progressé , a donné de lui , chacun s’est investi… a fait un chemin : la voie, un chemin de karatéka avec un ressenti, des joies et des peines qui font que l’on progresse ».
Un temps d’échauffement assez long dans lequel sont valorisés le relâchement, le gainage du corps, le placement du dos et la souplesse pour placer son corps.
Un temps plus technique où sont évaluées les techniques de pied (mae geri, mawashi, ura mawashi, yoko geri) : « je regarde comment vous faites, comment vous respectez les consignes (Yoko geri) on regarde les progrès en musculation, l’investissement dans les entrainements ».
Un temps de kihon pour évaluer les techniques de poing. Ce temps présentait une particularité : tous les élèves travaillaient les yeux fermés pour que « chacun soit bien concentré sur ses actions ». Durant les exercices, le professeur passait dans les rangs et poussait quelques fois les élèves afin de vérifier la stabilité de leurs positions. Il évaluait aussi la précision des gestes et leur qualité : « je vise les points vitaux avec des gestes précis. Je vise, c’est précis ».
Un temps de travail { deux où l’un attaque et l’autre se défend puis contre attaque. Le professeur a demandé aux élèves de doubler ensuite les attaques de pieds : « je recherche l’équilibre en doublant les attaques de pied ». Ses remarques ont porté essentiellement sur le gainage du corps et le relâchement dans les attaques de pied.
Un temps où chaque couple est évalué en passant au centre du tatamis pour montrer la dernière attaque travaillée en couple : « C’est pas facile de passer au milieu, on est fier, on est content, on a passé un cap ». La dimension émotionnelle était très présente dans cet exercice ; c’était ce que recherchait le professeur.
Un dernier temps avec un commentaire personnel à chaque élève pour justifier la remise du nouveau grade avant le salut collectif.
Ce que cette séance nous apprend sur ce qui est enseigné ?
Le savoir technique est évalué à partir de la réalisation des gestes techniques qui mobilisent « puissance, équilibre, vitesse, précision,… ». Il est revenu en détail sur cette dimension technique en évoquant le travail d’une ceinture bleue : « ce que je vois comme travail { chaque cours, c’est du super boulot dans les équilibres, les attaques, les blocages ; tu mérites une ceinture Marron ».
L’efficacité est aussi recherchée au travers de la distance d’affrontement dans les exercices { deux. La référence { l’art martial est présente : « Un seul geste suffit en karaté pour neutraliser un adversaire mais il faut être très précis ». Le professeur y reviendra à plusieurs reprises durant le cours : « Un travail propre { l’art martial : gommer le doute, enlever les parasites pour être efficace dans la vie de tous les jours ». Pour lui, la finalité de l’entraînement en karaté : « Le but c’est d’être, chacun { son niveau… ».
Dans ses commentaires finaux comme dans le cours de la séance, le professeur a beaucoup insisté sur certaines qualités physiques comme le relâchement, la décontraction qu’il tente d’apprendre { ses élèves : « plus tu vas te relâcher, plus tu vas progresser » « tu te contractes de trop, tu vas avoir un moment de doute, il va falloir te relâcher » « Par contre, il faut te décontracter. Tu vas progresser J’ai confiance en toi, tu vas y arriver ». « il faudrait que tu respires beaucoup plus, tu as du mal à te relâcher et à positionner ton corps ».
Mais au-delà des qualités techniques, le professeur a surtout recherché { évaluer ce qu’il appelle le chemin parcouru par chacun de ses élèves, la voie (le DO). C’est ce qu’il a annoncé dès le début de ses commentaires avant de remettre symboliquement la première ceinture jaune : « L’important c’est le chemin que vous avez fait ». Il y fera référence pratiquement à chaque élève, montrant ainsi son attachement à certaines valeurs qui sont fondamentales selon lui.
Ce chemin est apprécié au travers de certaines attitudes qui sont valorisées dans les commentaires : « { voir le sérieux, l’investissement, le courage que tu as ; ce qu’on voit dans les yeux, même si techniquement il y a des choses moins bien, la ceinture jaune, tu peux être fier de la porter !!! » « le travail est là, la volonté est l{, l’investissement est l{. Il y a certaines Ceintures qui te regardent et qui se disent « il y va celui-là ; il en donne !!! ». On peut te prendre en exemple ». « ton travail est sincère, loyal ; tu vis ce que tu fais ».
Travail, sérieux, investissement, volonté sont des valeurs qui seront rappelées à de multiples reprises avec de nombreux élèves.
La relation avec l’histoire du professeur
Certaines remarque formulées et valorisées par le professeur trouvent leur origine dans son histoire de pratiquant de karaté.
En évoquant le travail d’un karatéka { qui il remettait la ceinture marron, le professeur a souligné un point particulier : « il va faire du judo, du tai-jitsu, c’est un passionné, cela se voit dans ses yeux… il n’hésite pas à faire des stages ». Au travers de cette remarque, le professeur se retrouve lorsqu’il était plus jeune car lui aussi a pratiqué de nombreux sports : le tennis, le football (« dans le foot, j'étais tellement hargneux qu'on a commencé à me voir, j'ai été sélectionné en Côte-d'Or » Ent 3) et les sports de combat comme le judo : « j'avais des copains qui faisaient du judo, j'allais faire du judo avec eux » (Ent 3) ou encore la boxe : « J'avais des copains qui faisaient de la boxe, je venais ici dans ce club de boxe » (Ent 3).
Nous avons aussi retrouvé la trace de son histoire lorsqu’il a remis la ceinture jaune { un élève : « te connaissant depuis l’âge de 7-8 ans, je sais trop par où tu es passé…Les patates dans la rue, tu savais les mettre !!! ». Lui aussi a été un enfant bagarreur : « En fin de compte, on se battait tout le temps. Ce qui fait que le seul moyen d'expression que j'avais, c'était la bagarre » (Ent 3). Dans un autre commentaire, il a encore fait référence à la bagarre : « venant d’autre sport, il va falloir t’adapter tranquillement. C’est pareil au rugby, on en mettait des cacahuètes, et on aime ça… ». Le passé du professeur est ainsi ressorti à plusieurs reprises au travers des commentaires.
Mais derrière ce passage de grade auquel nous avons assisté, il y a surtout une grande interrogation qui s’est exprimée dans notre cinquième entretien : « Un passage de grade, c'est quoi ? ». Cette question s’est peu à peu affirmée au fil des passages de grades auxquels le professeur a assistés, notamment pour les hauts grades (4e et 5e dan). Ces expériences lui ont permis de construire progressivement des réponses : « c'est à un moment donné, une évaluation de la personne ; on juge en karaté, lors du passage de grade, que la personne a les compétences requises pour avoir un nouveau grade ». Pour lui, un karatéka doit « démontrer sa personnalité, cela veut dire pour un budoka, montrer toutes ses valeurs, son comportement doit être exemplaire, les valeurs, elles doivent nous transpercer, elles doivent briller » (Ent 5). Nous avons ainsi mieux compris pourquoi le professeur était aussi attentif aux valeurs.
Ces valeurs reflétaient ainsi ses conceptions de l’enseignement du karaté, voire simplement une conception du rôle du professeur et de sa responsabilité. Le professeur nous avait livré sa conception lors de notre cinquième entretien : « Il n'y a rien de plus émotionnel que quand je fais passer des grades ...
Je suis mort quand je fais passer des grades, parce que je la vois la personne ; je me souviens de la personne quand elle est arrivée la première fois, quand je l'ai connu ce gars, quel est le chemin que j'ai réussi à lui faire prendre, quel chemin il lui reste à faire, c'est l'évaluation du moment. Je vois comme il s'est investi, il faut l'encourager ; mais il faut surtout que je lui indique les directions, un chemin sur lequel il doit continuer de marcher. En ce moment, je pense que tu es là ; je crois maintenant que tu peux aller par là, que tu peux travailler cela ; comme cela, lui, il prend conscience de l'endroit où il en est, alors il revient, et nous pouvons continuer à marcher ensemble » (Ent 5).
Nous pourrions dire que le professeur de karaté est vu comme un accompagnateur.
4. Conclusion
L’analyse de cette séance de karaté consacrée au passage de grade nous a montré ce qui pouvait être enseigné dans un cours. Bien sûr, cette séance est tout à fait particulière mais elle nous a permis néanmoins d’identifier des savoirs réellement enseignés ainsi que des valeurs largement mises en avant dans les commentaires du professeur. Comme nous l’avions déjà souligné dans une précédente communication (Loizon et Loizon, 2008) qui portait sur le savoir d’expérience, derrière la forme technique se cachent des valeurs liées au budo, mais aussi des valeurs très personnelles héritées de l’histoire du sujet comme nous avons déjà pu le montrer chez les professeurs de judo (Loizon, 2004).
Bibliographie
Brousseau G. (1998) Théorie des situations didactiques, Textes rassemblés et préparés par N. Balacheff, M. Cooper, R. Sutherland, V. Warfield. Recherches en Didactique des mathématiques. Grenoble : La Pensée sauvage.
Chevallard Y. (1991) La transposition didactique, du savoir savant au savoir enseigné, avec un exemple d’analyse de la transposition didactique, Grenoble, La Pensée Sauvage Éditions.
Loizon D. (2004) Analyse des pratiques d'enseignement du judo : identification du savoir transmis à travers les variables didactiques utilisées par les enseignants en club et en EPS, thèse de doctorat de 3e cycle en Sciences de l'Éducation, didactique des disciplines, Université Paul Sabatier, Toulouse, document non publié.
Loizon D., Loizon A. (2008) Ce qui s’enseigne en karaté : le savoir d’expérience, de la compétition { l’entraînement. Communication orale aux JORRESCAM de Toulon.
Loizon D, Margnes E, Terrisse A, (2005). La transmission des savoirs : le savoir personnel des enseignants, Savoirs n°8, Paris, L’Harmattan, 107-123.
Loizon D., Margnes E., Terrisse A. (2008) Analyse des pratiques d’enseignement du judo en EPS, eJRIEPS, 14, 63-82
Margnes É. (2002) L’intention didactique dans l’enseignement du judo, des choix culturels d’ordre éthique et technique. Étude de cas de situations didactiques - leurs mises en scène - pour des débutants dans la formation initiale en STAPS, Thèse de doctorat en Didactique des disciplines scientifiques et technologiques, non publiée, Université Paul Sabatier, Toulouse.
Terrisse A. (1999) La question du rapport au savoir dans le processus d’enseignement-apprentissage : le point de vue de la clinique. Carrefour de l’éducation, n° 7, 62-87.
Terrisse A., Carnus M.-F. (2009) Didactique clinique de l’éducation physique et sportive (EPS). Quels enjeux de savoirs ? Bruxelles : Édition De Boeck.